Les voix - pour le Papotin

C’est fou, très flou, je cherche la racine de mes voix, mes voix en
public, la toute première souche de la première racine, c’est qu’en
Chine, quand j’avais vingt ans, une voix m’était venue, une voix
terrible, une voix grave, raclée, une voix à l’envers, je m’en étais servi
pour faire peur aux Chinois qui s’approchaient trop, ils nous voyaient
comme des animaux de foire, et comme je me sentais moi-même
animal de foire, avec mon gros nez, mon cerveau en forme de
labyrinthe , mes voix intérieures – un Japonais que j’avais adoré là-
bas, en Chine, m’avait dit « tu penses trop », c’était tout simple
comme phrase mais je me demandais comment lui faisait pour ne pas
« penser trop », et j’y avais pensé, des heures, à sa phrase de trop
penser, ça m’avait pris des nuits à tenter de décortiquer sa phrase,
jusqu’au moment terrifiant où je me rendais compte que si je pensais
trop à sa phrase, c’est que je pensais trop une fois de plus – mon esprit
en forme de flipper, des montées/des descentes, il faut que je
m’accroche pour rester debout, comme je me sentais donc animal de
foire, avec les Chinois en plus qui viennent me le rappeler, autant être
bête de foire puissance 10, alors je leur faisais cette voix, comme un
cri, pour les faire fuir, en claquant des mains, comme pour éloigner
des poules, cette voix de caverne raclée, et ça marchait, ils partaient
comme des mouches, ça leur faisait peur, un Blanc bizarre à gros nez
avec une voix comme ça.
J’ai cru aussi que cette voix plutôt que faire fuir pouvait aussi faire
l’effet inverse : attirer.
J’avais fait cette voix des années plus tard à une fille barman, j’étais
sûr que ça allait marcher : elle m’a tourné le dos, ça l’a dégoûtée on
dirait, ça a fait l’effet inverse.
Mais dans les lieux où je jouais, j’avais aussi laissé sortir une voix très
aiguë, une voix d’enfant ou de femme ou de fille, ou de femme-enfant,
je me disais, j’ai maintenant l’ogre et la petite fille mignonne.
Et je ne chantais que comme ça, en passant d’une voix à l’autre.
La plus grave était l’outil suprême pour qu’on lève les yeux sur moi :
dans les restaurants chics à Berlin ça fait un l’effet vraiment très bien.
Revenu de chez les morts.Trois coups de pied dans la contrebasse, du
slap très fort, les cordes claquées, des coups de pieds techno sur la
caisse, et la grosse voix : juke box, bingo star, chaîne en or, triple
gagnant. Tout le monde me regardait, alors après je glissais la voix
aiguë, je tombais par terre en jouant, puis je jouais trois sortes de

morceaux comme ça, ça faisait rire mais c’était sérieux, puis je passais
entre les tables et demandais de l’argent.
Beaucoup de Deutsch Mark, la monnaie sous Napoléon, au temps des
dinosaures.
Je marchais dans le noir, la vie était un tas de fourbi gigantesque et
lumineux à enjamber à chaque minute, mais si je continuais à faire ça,
avec ce bâton de bois, ça finirait par faire une guirlande, un suivi, une
machine malgré moi, une grosse animale qui avance toute seule.
Jamais je n’ai pensé à ce moment-là chanter avec une voix
« normale », la voix que j’ai quand je parle.
Quand j’étais enfant et adolescent, on se moquait de ma voix, je
parlais lentement sans m’en rendre compte, et des gens m’imitaient.
Toujours quand je parle, même pour dire où se trouve le sel, j’entends
ma voix résonner à l’intérieur, et ça m’effraie : j’aimerais m’oublier.
Je m’oublie un peu, j’oublie ma caverne quand je joue, je rentre dans
des états où je ne sais même plus qu’on me regarde, c’est quand on me
regarde que je m’oublie, comme un bain chaud éternel où je suis
plongé, un bain doux.
Cette année j’ai appris à faire la planche, je ne m’étais jamais laissé
aller à partir en arrière dans l’eau.
Et là, stupeur nouvelle, retour paisible chez les morts.